samedi 23 mai 2015

Jouet cassé...

Mon jouet est cassé. Je n'ai plus le goût à la pêche. Ou tout du moins à certaines pêches. Les gobages d'ombres ne me font pas fantasmer, ni les possibilités de dérives prolifiques, en nymphe sur la Fecht.



Oh, je sais que tout ceci n'est que passager, un vague à l'âme de quelques jours tout au plus. Mieux, je sais d'où cela vient. Laissez-moi vous le conter ici, il faut que je le dise pour atténuer le mal que m'a fait, en début de semaine, un poisson.

Pardonne-moi lecteur, pour les divergences de temps que compte le texte suivant. Je suis encore un peu là bas. Mes yeux sont encore entre une veine de courant et une bordure de marne putride, à l'attendre.

Ploc.

Ploc.

On s'est rencontrés comme ça.

Je crois maintenant qu'il aurait mieux ne pas fallu s'arrêter sur ce gobage discret en berge. J'avais laissé quelques instants plus tôt mes compères, attiré par une partie cachée et quelque peu glauque de la rivière.


Les 2 compères étaient occupés avec des ombres... Je me suis éclipsé...



















Devant moi, une belle veine de courant menait des voiliers de petites olives en émergence. Les ombres attablés s'en gavaient littéralement.

Ploc.

Discrètement à ma droite, un énorme bec perce la surface pour se saisir de la manne providentielle qui arrive dans le calme, juste en bordure de la veine. 

Ploc.

Le bec se referme sur un énième imago vite engloutit.



Dans la lumière pâle d'un ciel voilé, je distinguais derrière le bec ce poisson : une truite. Mais pas juste une truite, hein. Une truite. Du bec, mes yeux partaient vers l'aval, pour voir où en était la queue. Fichtre, je ne me souviens pas avoir déjà vu une telle distance séparant les 2 extrémités d'une fario. Un sous-marin. Un sous-marin ! 


En rouge, la tête
En vert, la queue.
Pour l'échelle, la rivière fait environ 12m de large.
Un sous-marin.
Peut-être que j'exagère un (tout petit) peu, mais...

Un sous-marin qui mange tranquillement à 10 mètres de moi. Un sous-marin qui ne m'a pas vu. Une de ces bêtes dont on entend parler le soir, après la pêche, quand, sortis de leurs rêves ou plongés dans la torpeur de quelque alcool, les pêcheurs se remémorent "l'avant".

J'ai passé un temps fou à la regarder. Chaque trouée de nuages me donnait l'occasion d'entrapercevoir son bec féroce, sa tête trapue, son adipeuse démesurée, son battoir de compétition. Instantanément je crois, je l'ai aimée. Le coup de foudre. 

Comme dans toute rencontre amoureuse, au coup de foudre s'est succédé le désir ardent de combler les sens. La toucher. La caresser. La sentir. Ne sont plus devenus qu' insidieuses obsessions.

Au boulot, gros. Il y a plus qu'à la cueillir. Je sais qu'un pareil engin a dû en voir passer des artifices de pêcheurs. Je sais qu'elle n'est pas née de la dernière crue. Mais bon, je suis pas plus con qu'une truite quand même. Celle-là, je vais la baiser. Non, ce n'est pas le terme adéquat. Je vais l'étreindre.

Lentement, je détache ma mouche de la poignée de la canne. Une petite olive en 16, ailes sombres. Pile ce qui dérive et qui m'a rapporté quelques poissons. Un bon point.

Ma pointe est propre. En 14, ça va passer tranquille. Assez longue encore, je l'ai refaite il y a peu, par hasard.

Doucement, je tire le filin des anneaux de la canne. Sors la soie du dernier anneau. La belle ne bouge pas. Elle mange.



J'ai l'impression de ne plus oser respirer, comme si le mouvement même de ma cage thoracique pourrait la mettre en alerte.

Une clope. J'ai besoin de fumer, comme pour me donner du courage. Cacher le paquet de tabac jaune criard, qu'elle pourrait voir comme une intrusion dans le paysage de verts tendres de la rivière.

C'est l'heure. Je ne sais plus trop si j'ai envie de l'attaquer. J'aime la voir onduler dans son courant. Mais que faire d'autre : elle est là, je suis là. Je suis même venu pour ça. Alors courage.

Un faux lancer, deux, poser parachute, délicat. La petite olive glisse lentement vers elle. Bientôt doublée par une autre, vraie celle-là. Ploc. Merde, pas pour moi ce coup là.

Je répète  l'opération : deux faux lancers, etc. Cette fois c'est la bonne : mon imitation passe parfaitement, elle n'est en concurrence avec aucune autre. Elle arrive devant la belle. Qui se décale, fait demi-tour, passe à 3 mètres de mes pieds, fonçant vers l'aval.

C'est foutu. Je la suis des yeux, à la fois peiné et surpris de son comportement. J'avais pourtant fais tout juste, faut pas me raconter qu'elle m'a grillé. Le sous marin se recolle à la berge d'en face, 5 mètres en aval. Puis remonte lentement sur son poste. Ploc. 



Ploc, ploc. Soupir de soulagement. Juste une balade digestive certainement. L'occasion de me rencontrer à son tour. Maintenant on se connait.

Je convoite une belle à la mise parfaite, elle est convoitée par un gros ours mal rasé.

Na pas bouger. Pas de geste brusque.

Une clope.

Combien de temps cela fait-il que nous nous sommes rencontrés ? Une éternité. J'ai des fourmis dans les orteils. Ça caille bordel. Je m'autorise à lever le pied gauche. Juste de quelques centimètres. Je bouge mes orteils, doucement, sans troubler le silence.

Elle n'est plus là. A-t-elle arrêté de manger ? Avec tout ce qu'elle vient de s'envoyer, elle peut être repue.

Ne bouge pas. Elle reviendra. Elle craquera avant toi.

Elle se remet en poste. Mais ne mange pas.

Ne bouge pas. Pas de vague. Tiens, ça plairait à des anciens camarades fonctionnaires ça. Pas de vague. J’aurais à jamais à l'esprit, l'image d'un chef de service lorsque, jeune fonctionnaire prêt à sauver les rivières, je m'entendais dire "je m'en fiche pas mal de tout ça. Du moment qu'il n'y ait pas de vague". Partout en France, des rivières crèvent parce qu'un érudit blasé ne veut pas faire de vague.



C'est fou ce qu'on peut gamberger quand justement, on essaie de ne penser à rien.

Ploc.

Je retente. Elle a pris un truc, ce pourrait être ma mouche. Mais je n'en suis pas sûr, il y a tant de trucs sur l'eau, et je n'y voit goutte avec ces satanés nuages. Je ne ferre pas, si ce n'est pas sur ma mouche, s'en est fini. 

Ploc. Ploc. Elle remange plein pot.

C'est le moment. Je change de mouche, pour un truc plus visible.

Jean m'avait donné il y a peu une mouche improbable, imitation d'exuvie mal formée. Elle est claire, je pourrais la voir. Vérification de ma pointe, changement de tas de plumes.

Une clope.

C'est idiot, la fumée me pique les yeux et n'aide pas à mieux visualiser ma dérive.

Mais c'est bon, ça passe crème.

Un loriot chante dans le bois, derrière moi : je le sais loin, pourtant j'ai l'impression qu'il crie sur mon dos. Les sens sont exacerbés. Sans la boire et en dépit du tabac, je sens le goût métallique de l'eau dans ma bouche. Impression d'être la rivière.

Le lancer est acrobatique, le poser parfait. Doux. Naturel. L'exuvie est posée au ras de la berge.

Lentement, la belle idylle se retourne. Elle approche son nez de la marne gluante, inspecte la tas de plumes. Lentement, son bec crochu crève la surface. 

Le temps s'est arrêté, je ne sais plus respirer. Inutile de respirer quand on est une rivière.

La mouche va bientôt disparaître dans son gouffre. Rappelle-toi les sorties de ton adolescence sur le Vieux-Rhin : ne jamais ferrer les grandes truites au gobage. Toujours compter jusqu'à 2.

Un tourbillon devant son museau.

1.

Une fois piquée, je me jetterai à son aval pour l'empêcher de regagner ce tas de bois. Ce ne sera pas joli, mais c'est la seule solution pour ne pas la perdre.

2.

Je ne lui laisserai pas 1 centimètre de répit.

Sans bien m'en rendre compte, mes deux bras ont bougé. Le droit est monté d'un coup sec. La main gauche a opéré une légère traction sur la soie.

C'est lourd, bordel. Mais qu'elle est lourde. Je saute dans son trou.

La canne est cintrée au taquet. Coup d’œil à sa courbure, c'est impressionnant. Elle ne pourra pas m'échapper. Ses coups de tête sont violents, mais violents !

Tu ne devrais pas t'affoler ainsi, mon poisson. Je ne te tuerai pas, je n'en suis pas capable. 

Je veux juste te caresser, t'aimer un peu plus. Te posséder quelques instants. Je sais, c'est un jeu très cruel. Ne m'en veux pas.

Tu peux toujours passer sous cette branche recouverte de mousse, tu ne m'échapperas pas. Je te veux. Mon instinct de prédateur a surgi de millénaires. Tu t'es laissée berner  par un gros ours qui lance des tas de plumes : tant pis pour toi.

Je t'ai vue,
Je t'ai regardé,
Je sens tes coups de tête rageurs,
Je veux t'étreindre.

Le vide.

Je sais que je l'ai perdue. Cet amas de mousse a suffi à créer un mou dans les quelques centimètres qui me séparaient d'elle.

Sonné.

Incrédule.

Je tire quand même, à la main, sur le mince fil. Extrais ma mouche du tas d'immondices végétales. 

C'est fini.

Tout est fini. Le monde s'écroule.

Le Loriot chante de plus belle. La ferme, putain de piaf. Je veux du silence. Je veux pleurer.

Je me laisse choir dans la vase. Tout est fini. Fini, bordel.

C'est rien, c'est juste un poisson. Un grand poisson. T'en verras d'autres. C'est fini.

Oui, j'en verrai d'autres. Peut-être. Mais pas elle.




@ bientôt au bord de l'eau,

Gilles,




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